De la psychose non-contradictrice


Il est étonnant que le principe de non-contradiction ait survécu à l’observation empirique. Bien que le critère de scientificité soit la falsifiabilité, il semblerait que le principe de non-contradiction s’en trouve exempté. Beaucoup se figure que le monde, naturel ou non, soit dénué de contradictions, et que si on en trouve, ce ne soit qu’une illusion : soit qu’on formule mal un énoncé, soit qu’on ne distingue pas entre les caractéristiques essentielles d’une chose et ses caractéristiques incidentelles.

Cette reformulation en cas de contradiction, afin que l’énoncé ne comporte en lui de contradiction, est la raison pour laquelle est infalsifiable le principe de non-contradiction. Le langage nous permet de tout (re)formuler, par l’usage de synonyme, voire la création de nouveau mots, de façon à satisfaire le principe de non-contradiction. Une pomme ne serait pas en forme de sphère, mais elle est de forme sphérique, voyez-vous…

En outre, la distinction artificielle entre les caractéristiques essentielles d’une chose et ses caractéristiques incidentelles crée un sous-monde théorique mais effectif dans la pratique des académiques, dans lequel se réfugie, en psychose collective, ceux qui se figurent que la non-contradiction soit une caractéristique du cosmos. En vérité, que notre langage permette de formuler de façon contradictoire et non-contradictoire les caractéristiques d’une chose, ou d’un état de choses, est un bon signe que, sinon le cosmos, au moins notre langage, permette de la contradiction.

Il y a de bonnes raisons de croire que la para-consistance soit une des propriétés de l’univers, que celui-ci admette de la contradiction. Donc, la logique classique serait déconnectée de la réalité, et ce serait la logique para-consistante qui se conforme aux lois métaphysiques, si elles existent réellement.

Genèse de la non-contradiction

Le principe de non-contradiction a été formulé d’abord par Aristote dans ses livres de Métaphysique. Il présente ce principe comme étant le plus sûr et dont on ne peut en douter, mais, en même temps, admet qu’il soit improuvable. Lorsqu’il en présente la justification, il révèle qu’il s’agit plutôt d’une incongruité en démocratie que de tenir deux positions contradictoires alors que nous n’avons qu’une seule voie au suffrage. Il est impossible pour un citoyen de voter pour une proposition et de voter contre celle-ci: cela n’est donc pas une règle métaphysique en tant que telle, mais un principe politique de la vie démocratique.

Gardons en tête que ce n’est pas Aristote qui ait classifié ce texte comme étant de la métaphysique, mais c’est Andronicos de Rhodes qui soit responsable de l’étiquette associée aux textes aristotéliciens. Cependant, cette classification semble avoir eu ses effets dans la tradition. Nous considérons bien trop souvent la non-contradiction comme étant une loi métaphysique ou une loi de la nature, si bien que la logique dite classique part en couille du moment qu’elle accepte une contradiction.

C’est ce que nous appelons le principe d’explosion. (Si nous avons une moindre contradiction qui soit admise comme vraie, soit dans nos prémisses ou dans les propositions qui en découlent, nous pouvons prouver n’importe quoi, car nous n’aurons qu’à faire l’hypothèse d’une proposition, y rappeler notre contradiction pour démontrer que l’hypothèse est absurde et ainsi admettre la proposition contraire, quelle qu’elle soit et refaire la même chose pour son contraire.) L’idée est que si nous avons une contradiction nécessairement il y a absurdité : alors admettre une absurdité revient, en logique classique, à admettre tout et son contraire. C’est le sophisme de la pente glissante imbriquée à même le système de logique classique qu’évite le système de logique para-consistante en ne permettant pas de déduire n’importe quoi à partir d’une moindre contradiction.

De la contradiction tautologique

Le monde contient beaucoup d’absurdité : les existentialistes n’ont pas tout à fait tort que nos existences sont absurdes. Nous vivons sans savoir pourquoi nous vivons. Un des mythes qui nous parle le plus soit celui du mythe de Sisyphe, car nous sommes tous condamnés à travailler, simplement pour devoir recommencer la tâche le lendemain. Pourquoi diable y a-t-il toujours de la vaisselle à nettoyer? Qui est responsable d’un tel état de choses? J’ai lavé toute la vaisselle et pourtant il y a quelques minutes plus tard encore de la vaisselle à laver. Voyons deux réels exemples d’absurdités :

Exemple 1 : le statut de l’embryon. C’est un humain et ce n’est pas un humain. C’est un humain en devenir, certes, mais cet « en devenir » est précisément ce pourquoi il y a tant de débat autour des droits de l’embryon : a-t-il des droits humains ou pas encore? Le débat n’est pas tout à fait clos parce que l’embryon possède ces deux caractéristiques contradictoires, être humain et ne pas être humain, et ce, peu importe la définition acceptable qu’on donne d’« humain ». Nous reviendrons sur les débats irrésolvables plus tard.

Exemple  2 : il pleut et il ne pleut pas. (Have you ever seen the rain coming down on a sunny day?) Il est possible qu’il pleuve et qu’il ne pleuve pas si nous parlons d’un territoire, même s’il est moins de 100km2. Par exemple, s’il pleut au plateau Mont-Royal, mais qu’il ne pleuve pas à Côte-des-Neiges, nous pouvons dire que cet énoncé est avéré : « il pleut et il ne pleut pas à Montréal. » Si nous étalons cette logique sur l’entièreté de l’Univers, l’énoncé « il pleut et il ne pleut pas » est toujours vrai, car il y aura toujours, à n’importe quel moment, un endroit où il pleut et un endroit où il ne pleut pas dans ce grand Univers. Tout d’un tout, une contradiction est devenue une tautologie.

À partir de l’exemple 2, il est bon d’ouvrir la discussion sur la contradiction tautologique: ce terme qui serait lui-même une contradiction tautologique permet d’ouvrir les yeux sur un certain aspect de la réalité. Nous qualifions bien souvent la réalité de chaotique, bourrée de contraires: tantôt il pleut, tantôt il ne pleut pas; là on baigne dans un rayon de soleil et quelques mètres plus loin, un nuage fait de l’ombre pour d’autres; pour qu’il fasse jour en Amérique, il doit faire nuit en Asie, et vice-versa… il est clair que l’Univers est le lieu de toutes les contradictions. Sans spécifier de point de vue, la proposition (A & ¬A) serait plutôt de l’ordre de la tautologie que celui de l’absurde.

La source socratique de la non-contradiction

À quel moment exactement le principe de non-contradiction est-il devenu une loi du cosmos? Il est difficile de le dire. On peut attribuer la faute à la réception de la classification d’Andronicos de Rhodes des écrits d’Aristote : en étant dans un texte dit métaphysique, il est facile d’assumer qu’il s’agit d’un principe métaphysique, alors que lorsqu’Aristote dit de ce principe qu’il est le plus sûr et dont on ne puis en douter, peut-être dit-il qu’il faut l’adopter avec assurance et ne laisser planer aucun doute sur celui-ci comme une stratégie politique pour affronter les sophistes. Après tout, lorsqu’on critique les sophistes de pouvoir prouver une chose et son contraire, il est facile de forger une arme logique qui les défont à coup sûr : interdire de prouver une chose et son contraire.

Ce principe aurait été utilisé pendant toute la tradition scolastique lorsque les textes reçus d’Aristote ont été tenus en autorité incontesté. Mais peut-être devrons-nous mettre la faute sur les Lumières et leur postérité, qui en ouvrant la critique, n’ont pas retourné la pierre de la non-contradiction tellement celle-ci semble aller de soi. La logique s’est formalisée lorsqu’elle est devenue une discipline académique à part entière et la contradiction a trouvé sa place dans un système de logique qu’on a nommé para-consistant et pour toujours a-t-elle les portes fermées à l’appellation de classique.

Après tout, depuis Socrate, elle a mauvaise figure. C’est en faisant se contredire les grands de la Cité que Socrate les a ridiculisés et en a attiré les foudres menant à son injuste exécution. L’événement de sa mort scella la vérité de sa stratégie de ridiculisation et l’éleva en loi métaphysique. Mais en vérité, elle n’est qu’une règle sociale : est ridiculisable qui soutient une chose et son contraire, nul ne voudrait être ridiculisé, et vaut mieux donc satisfaire les conditions de ce que nous appelons « consistance ». De nos jours, la crédibilité d’un témoin en justice se trouve détruite du moment qu’il se contredit… mais pourtant, le langage et le monde admet de la contradiction.

De l’infalsifiabilité du principe de non-contradiction

Karl Popper a trouvé dans le critère de falsifiabilité l’attestation de scientificité d’un énoncé. Si nous pouvons falsifier un énoncé, c’est qu’il serait du domaine de la science. Par exemple : tous les cygnes sont blancs, bien que ce soit faux, est un énoncé scientifique, car il est possible de le falsifier, et il l’a été, car bien que longtemps il fût cru que tous les cygnes soient blancs, l’observation empirique d’un cygne noir a permis de réviser la valeur de vérité de l’énoncé et il s’avère que certains cygnes soient noirs. Bien que le critère de falsifiabilité soit lui-même infalsifiable, il a su s’élever dans la discipline de l’épistémologie comme signe sûr de la scientificité d’un énoncé.

Cependant, le principe de non-contradiction n’y répond pas. Il est en effet impossible qu’une observation quelconque puisse falsifier l’énoncé : « Le cosmos n’admet pas de contradictions. » Ceci est dû à la nature du langage. Celui-ci est truffé de synonymes et permet des néologismes, en d’autres termes, il est toujours possible de nuancer, jusqu’à inventer de nouveaux mots, afin de reformuler un énoncé contradictoire et lui donner l’apparence de non-contradiction.

Reprenons l’exemple de la météo à Montréal. Comme « Il pleut et il ne pleut pas à Montréal » soit inacceptable en logique classique, car on ne peut y concevoir que l’univers admette la contradiction, le logicien acceptera l’énoncé « Il pleut au plateau Mont-Royal et il ne pleut pas à Côte-des-Neiges » même si les deux cartiers sont à Montréal et donc qu’il s’ensuivrait qu’il pleuve et ne pleuve pas à Montréal.

Comme il sera toujours possible de reformuler un énoncé de manière à effacer la contradiction, même sa simple apparence, il est donc impossible de falsifier l’énoncé « Le cosmos n’admet pas de contradictions » quand bien même l’observation empirique semble supporter l’énoncé contraire. La non-contradiction semble donc relever d’une croyance de l’ordre du religieux plutôt que celui d’un principe de scientificité. Après tout, si la contradiction n’était pas imbriquée dans le cosmos, comment se fait-il qu’on se contredise très souvent et que la dissonance cognitive soit un phénomène aussi répandu.

Anti-contradiction : psychose ou délusion?

Le caractère religieux de la non-contradiction mène les anti-contradiction à imaginer pour réels des constructions artificielles telles que des caractéristiques essentielles aux choses, même aux théories. Si par exemple, une théorie solide présente des caractéristiques de relativisme et de non-relativisme, au lieu d’admettre qu’une bonne théorie puisse avoir des caractéristiques contradictoires, on va trancher en faveur de l’une ou de l’autre en déclarant par exemple que le « non-relativisme » est une caractéristique essentielle de la théorie, alors que tout ce qu’il y a de relativiste ne soit qu’incidentel, et que s’il faille classer la théorie pour de bon, elle figurerait dans les théories non-relativiste, ou vice-versa.

Les choses du monde ont des caractéristiques. Il serait loufoque de prétendre le contraire. Mais les choses du monde ne viennent pas avec des caractéristiques qui soient essentielles et d’autres incidentelles. Elles viennent tout autant avec les essentielles que les incidentelles. Cela est vrai pour les théories aussi. Cette indiscrimination des caractéristiques semble pourtant prendre le bord avec la pratique de la classification ou de l’étiquetage des choses. Il semble qu’il soit impératif de catégoriser de façon consistante.

Même si, par exemple, la démocratie ait pour caractéristique le relativisme et le non-relativisme, car tout citoyen a un droit de vote, c’est relativiste et absolu donc non relativiste. Il est absolu que le droit de vote soit inaliénable et il est possible de voter pour n’importe quoi donc c’est relativiste. La démocratie a ces deux caractéristiques et donc le débat à savoir comment la classer est voué à être irrésolvable et révélateur des positions de ceux qui y interviennent plutôt que d’être révélateur sur l’objet du débat. Les détracteurs de la démocratie mettront le relativisme comme caractéristique essentielle, car le relativisme a peu la cote en ce moment et que la démocratie paraisse mal à être dite un relativisme. Les défenseurs de la démocratie placeront l’absolutisme comme essentielle car le non-relativisme semble être un minimum pour tout système politique qui soit convenable.

Il est important de noter ici que c’est la désirabilité sociale qui tranche pour chacune des positions. Comme Socrate couvrait de ridicule ceux qui se contredisaient, autant est-il possible de ridiculiser une position ou une chose en lui attribuant des caractéristiques ayant peu la cote, ou carrément une mauvaise réputation.

Mais pourtant cette catégorisation des caractéristiques, comme la classification d’Andronicos de Rhodes, est complètement artificielle. Ce n’est pas une classification intentionnelle qu’Aristote attribue à ses écrits, comme ce n’est pas une catégorisation intentionnelle du cosmos, par son ingénieur s’il existe, ou par le hasard des événements ayant mené à ce que nous observons aujourd’hui. C’est un sous-monde qui est créé ainsi, un sous-monde où les concepts essentiellement contesté prennent racine et où il est possible de discourir à l’infini.

Cependant, ce sous-monde dans lequel vivent les académiques est déconnecté de la réalité. C’est au mieux un monde d’illusion, mais en tout cas, revêt l’aspect d’une psychose collective dans lequel baignent lesdits experts… ces experts qui sont les autorités dans les débats publics et qu’il est socialement inacceptable d’ignorer. De nos jours, qui dit contre (contredit) les experts se couvre de ridicule. Je ne veux pas dire qu’ils ont toujours tort! Comme la psychose est collective, voire architectonique, leurs avis s’avèrent souvent les « bons ». Ils seront confirmés lorsqu’adoptés puisque les actions qu’ils prescrivent ont lieu dans la psychose collective en question.

Conclusion

Il serait donc bien avisé de faire une réévaluation complète de la science en y appliquant une logique dite para-consistante, en y admettant les énoncés contradictoires, tant que ceux-ci soient acceptables. Par exemple, il serait tout à fait possible que le paradigme scientifique en physique ne soit pas voué à être remplacé. Il est tout à fait possible que la gravité soit une loi de l’univers qui ne s’applique simplement pas à l’échelle des quantas, et qu’une théorie quantique de la gravité ne soit simplement pas une possibilité. Il est aussi tout à fait possible qu’une théorie de tout ce qui existe ne soit pas faisable, tant qu’on se refuse la moindre contradiction en tout cas. Il est tout à fait possible que l’univers procède avec des lois différentes à différentes échelles. Tellement de possibilités ne sont pas admises comme telles, et ce, tant que la non-contradiction a le statut qu’on lui accorde le plus souvent dans les milieux académiques.

Il est même considéré comme un suicide professionnel en académisme que de se contredire. Il y a une certaine mentalité de jusqu’au-boutisme dans les débats qui sont pourtant irrésolvables, l’a-t-on vu, avec le sous-monde que crée la non-contradiction, créant des catégorisations artificielles, telles que les caractéristiques essentielles et les incidentelles, ainsi que par la reformulation d’énoncés pourtant à la fois acceptables et avérés.

Si nous sommes pour avancer, tous ensembles, dans ce millénaire, il faudrait commencer par abroger une arme qu’on s’est forgé pour s’invalider les uns les autres. Un critère qui ne sert qu’à décrédibiliser et discréditer n’est pas un pas dans la bonne direction pour ce qu’on appellerait le vivre-ensemble. Cette question mérite de plus amples recherches autant sur les effets de la croyance de la non-contradiction que de redéfinir les limites de l’acceptabilité scientifiques d’énoncés, qu’ils comportent des contradictions ou non.


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